Illustration X du livre de Paul Eluard “Le visage de la paix”, par Pablo Picasso
La construction et le déroulement de la vie des langues sont influencés par le contexte culturel, social et politique dans lesquels celles-ci évoluent. Elles ajoutent volontiers de nouveaux termes qu’elles créent ou importent d’autres langues. L’utilisation de termes anglais au sein du monde francophone s’est immiscée dans tous les domaines de notre vie, notamment l’entreprise, pour diverses raisons : l’accès à la culture en version originale, l’essor des métiers informatiques et de communication dont les concepts ont été créés en langue anglaise, et la mixité croissante de la société. Si le terme existe déjà en français, pourquoi lui préfère-t-on parfois son équivalent en anglais, et quelles en sont les conséquences ?
Shakespeare ou Molière ?
J’ai identifié cinq raisons qui poussent à préférer l’utilisation d’un terme anglais, plutôt que français :
1. La paresse : si le mot vient à l’esprit en anglais en premier, qu’il circule déjà largement dans notre environnement, ou qu’il est plus court que son équivalent français, c’est celui que nous choisirons d’utiliser. C’est sans doute ce qui a permis l’adoption du mot weekend, se substituant facilement aux « deux jours de fin de semaine ».
2. Le doute sur la compréhension du mot en français : il se peut que l’on adapte son vocabulaire selon la nationalité du destinataire, francophone ou non, afin d’éviter des malentendus. Par exemple, l’utilisation de lunch désignera sans ambiguïté le repas du midi, et évitera une possible confusion entre déjeuner (lunch en France) et dîner (lunch en Suisse).
3. L’altération du sens du mot : utiliser l’anglais permet d’atténuer le sens du mot français. « Faire un check » est moins intimidant que « vérifier ». Préférer dire « ma collègue est black » plutôt que « ma collègue est noire » par peur de la connotation du terme permet également de se protéger de la réaction de l’autre, même si cela est en définitive problématique. A l’inverse, il est possible de lui conférer un sens plus prestigieux : des « activités de team building » paraissent plus ludiques que des « activités de cohésion d’équipe ».
4. La valorisation de son expertise : l’utilisation de concepts ou d’acronymes spécifiques comme reach (audience potentielle), ROI (return on investment) ou KPI (key performance indicators) permet de montrer sa compréhension et sa maîtrise du domaine concerné.
5. Le sentiment d’appartenance : l’appropriation de termes utilisés par un groupe d’âge, de profession ou d’intérêts semblables permet de renforcer son sentiment d’appartenance à ce groupe : « c’est ma bestie », dans un groupe de jeunes adultes, ou « réduire le turnover » pour une équipe de ressources humaines.
Monter au front
Il ne s’agit pas ici d’interdire les mots anglais qui sont entrés dans l’horizon lexical français, et pour lesquels l’utilisation du terme français est méconnu et prêterait parfois à confusion. Le pragmatisme fera préférer l’utilisation de mail plutôt que courriel, startup plutôt que « jeune pousse », blockchain plutôt que « chaîne de blocs ». Sans faire preuve de rigidité excessive ni de déconnexion totale, et sans ignorer l’évolution de la langue française, il me semble tout de même important de mener le combat pour que perdurent, survivent et triomphent les termes français qui ont, après tout, le droit d’exister. Dans quels buts ? L’inclusion, tout d’abord : une utilisation trop intense de termes en anglais sans explication peut créer un sentiment d’incompréhension ou d’infériorité chez le public.
Quartier de La Défense à Paris. © Mélodie Plaschy
La survie, ensuite : l’UNESCO classe les langues dans les catégories vivantes, plus ou moins menacées ou disparues (le tobada en Indonésie, le tamazight en Afrique du Nord), selon le nombre de personnes qui la parlent. La perméabilité du français à une seule langue étrangère la rend vulnérable et remet en cause sa pérennité. L’identité, enfin : la langue est un élément central de l’éducation, de la socialisation et de la construction d’une personne, d’une communauté. La disparition ou le remplacement d’une langue par une autre touche à l’essence même de cette construction sociale et constitue un véritable traumatisme.
La (shortlist) présélection
La liste ci-dessous recense les termes que j’ai le plus souvent entendus en entreprise : elle n’est pas exhaustive et peut varier selon la personne, le domaine d’activité et le pays francophone en question. Elle a pour ambition de faire prendre conscience du choix de la langue et de faire réfléchir à notre utilisation inconsciente ou provoquée de l’anglais.
Palmarès des termes anglais les plus entendus en entreprise, en 2020. © emmy·in·the·mix
Quel que soit le contexte, professionnel ou privé, des mots anglais existent et taclent leurs homologues français à domicile. Voilà pourquoi la langue française a besoin de chaque membre de son équipe pour la défendre.
Point d’orgue
L’être humain a fondamentalement besoin de communiquer et d’être en relation avec ses semblables. La langue est un des instruments qui le lie aux autres, et selon l’effet recherché ou les circonstances, il en jouera, en modifiera les gammes ou la fréquence sans hésiter. Mais à force de vouloir plaire ou être au goût du jour, cet instrument est en danger d’évoluer au point de se métamorphoser et de devenir dissonant. L’anglais est utile, mais il ne doit pas remplacer le français, et ceci commence dans une mesure aussi courte qu’une phrase. La beauté d’un orchestre réside dans la diversité et dans la singularité de ses instruments. Dans un contexte de mondialisation accélérée, notre monde a encore plus besoin de la sonorité et de la complémentarité de ses membres, pour que perdure la grandiose symphonie qu’il a inspirée à chacun de ses peuples.