Pourquoi vous aussi, vous êtes féministe

© University of Queensland

Peu de mots divisent, crispent ou effraient plus que le mot « féminisme » : il fait défiler des images apocalyptiques de femmes en colère, de cuisines sales dont l’évier déborde ou d’enfants livrés à eux-mêmes, complètement déboussolés. Le féminisme est une doctrine qui préconise l’égalité entre les femmes et les hommes dans la sphère publique et privée. Les Nations Unies ont saisi l’importance de ce sujet et, en 2000, ont consacré un de leurs huit objectifs du Millénaire pour le développement à la promotion de l’égalité des sexes et à l’autonomisation des femmes. Face à l’avancée des droits des femmes dans divers domaines, pourquoi cette lutte pour l’égalité perdure-t-elle au XXIe siècle, et est-elle encore justifiée ?

La féminité : une pure construction sociale

Les attributs typiquement féminins infériorisant la femme sont ancrés et normalisés depuis longtemps, de par l’organisation des sociétés et les courants de pensée religieux.

Idées reçues sur les femmes © emmy·in·the·mix

Ces caractéristiques que l’on pense « naturelles » sont en fait principalement « acquises », inculquées et développées tout au long d’une vie. Depuis leur plus tendre enfance, les filles prennent exemple sur leur mère qui, la plupart du temps, gère l’intégralité de la vie domestique. Elles bénéficient de son expérience, apprenant les activités qui lui sont propres et copiant son comportement. Les parents façonnent leurs enfants en manifestant des attentes différentes selon leur genre (Hoffman, 1977) : gentillesse, serviabilité et sensibilité pour la fille, et assurance, indépendance et ambition pour le garçon. Le comportement effectif des filles qui en dévie est donc réprimé et parfois sanctionné.

Ceci se poursuit à l’école, où le personnel enseignant ne se comporte pas de la même façon avec les garçons et les filles : on tolèrera plus facilement un garçon turbulent qu’une fille. La socialisation des enfants s’effectue principalement selon leur genre : les garçons jouent au foot au centre du terrain, les filles discutent entre elles en périphérie.

Kit infirmière rose pour fille, kit docteur bleu pour garçon © Pépite Sexiste (Twitter), juillet 2020

En grandissant, les filles sont confrontées au modèle féminin idéal des publicités, séries et films, vu sous le prisme masculin ou male gaze : jeune, joyeuse, mince, belle, sexy, douce, disponible et mère.

Les filles intègrent le diktat des apparences qui établit une corrélation directe entre leur apparence et leur valeur intrinsèque, fonction de l’appréciation de leur entourage.

Les stéréotypes de genre impactent et limitent directement les aspirations et ambitions des filles. En l’absence de modèles de référence féminins, l’ordre social connu se perpétue. Malgré le fait que les filles obtiennent de meilleurs résultats scolaires, elles s’auto-excluent de certaines professions, par sous représentation de leur genre, manque de mobilité ou de flexibilité, ou déficit de confiance en elles. Ainsi, certains secteurs concentrent une majorité de femmes, souvent les moins valorisés (services à la personne, social, enseignement), tandis que les hommes occupent davantage des postes techniques et de direction (construction, gestion, police).

La construction de la féminité. © emmy·in·the·mix

Ni supériorité ni infériorité : égalité

Cette inégalité des chances a longtemps été subie en silence, n’en dissipant pas moins la souffrance ressentie par les femmes. Peu à peu, elles se sont unies pour défendre leurs droits, dans de multiples organisations féministes. Pour dissiper les doutes et les incompréhensions, voici ce que le féminisme n’est pas :

  • Ce n’est pas l’apologie de la haine envers les hommes.
  • Ce n’est pas l’instauration d’un système de pensée vindicatif.
  • Ce n’est pas la déclaration de la supériorité des femmes.
  • Ce n’est pas l’imposition d’un modèle unique de féminité.
  • Ce n’est pas la diabolisation d’attributs ou d’activités dites « féminines » : se maquiller, porter du rose, des talons.

Être féministe, c’est se battre pour la reconnaissance des choix individuels et la pleine liberté à disposer de son corps, sans que la société, représentée par des hommes ou des femmes, ne porte ou n’exprime un quelconque jugement.

Le féminisme libère également les hommes du joug écrasant de la masculinité toxique : l’injonction à la virilité, l’adoption forcée d’un comportement de domination, de contrôle et d’agressivité, qui leur défend d’exprimer leurs sentiments.

Le système patriarcal

Quel est ce système qui domine et opprime les femmes ? C’est le patriarcat. Selon le Larousse, patriarcat signifie : qui relève de l’organisation sociale où le père a une autorité prépondérante. Le « père » ici désigne un genre : le masculin, désigné comme supérieur et universel.

“Les gars, c’est quoi ce patriarcat dont parlent toutes ces femmes ?” © nakedpastor

Ce système est présent dans la quasi-totalité des sociétés actuelles, mais certaines, irréductibles, résistent encore : les Iroquois (tribu amérindienne présente en Amérique du Nord) et les Trobriandais (habitants d’un archipel en Papouasie-Nouvelle-Guinée).

Selon Sylvia Walby, sociologue anglaise contemporaine, le patriarcat repose sur six structures autonomes, régissant la sphère publique et privée : l’emploi, le travail domestique, la culture, la sexualité, la violence et l’État.

L’emploi : longtemps placées à l’écart des affaires des hommes, les femmes sont aujourd’hui intégrées au marché du travail, mais majoritairement dans des secteurs définis et dans des conditions discriminatoires. Selon une étude de l’Office fédéral de la statistique (OFS) suisse, en 2018, l’écart salarial hommes-femmes s’élevait à 18,55 % pour les cadres supérieurs et moyens.

Dans le cadre professionnel, elles sont régulièrement jugées et jaugées à travers les symboles qu’elles représentent : la féminité et la maternité. Ceci se traduit notamment par des réflexions spontanées, bonnes ou mauvaises, sur leur physique plutôt que sur leurs compétences, ou par des injonctions à s’habiller d’une certaine manière (c’est le cas du port obligatoire des talons hauts pour les femmes au Japon). Ces codes sont même intégrés par les femmes elles-mêmes qui s’en servent pour faire progresser leur carrière ou appliqués de manière discriminatoire à l’embauche : les femmes dont on jugera que le physique plaît aux hommes seront largement avantagées dans les domaines de l’assistanat, du secrétariat, de l’hôtellerie et de la restauration.

Le langage est un excellent moyen de se rendre compte des discriminations sur le marché du travail. « Couturier — couturière », « cuisinier — cuisinière » : ces noms de métiers sont plus prestigieux et mieux payés lorsqu’ils sont au masculin. La sociolinguiste française, Maria Candea, remarque que la langue française indique la dévalorisation symbolique de métiers féminins des classes populaires en utilisant un nom au féminin (infirmière, caissière), alors qu’il est encore difficile de généraliser la féminisation de métiers traditionnellement masculins, fortement valorisés (auteur, professeur).

Le travail domestique : c’est une activité non rémunérée, réalisée à domicile. Dans la plupart des couples, c’est la femme qui accomplit la plupart des tâches domestiques, surtout dans les ménages avec enfant. Une étude de l’OFS montre qu’en 2018, les tâches domestiques étaient accomplies par des femmes dans 62,4 % des cas en moyenne, et dans 51,4 % des cas lorsqu’il s’agit de ménages sans enfant. Ce travail, couplé à une activité professionnelle, engendre une « charge mentale » qui incombe principalement aux femmes. Ses déclinaisons quotidiennes sont brillamment illustrées par la dessinatrice Emma.

La charge mentale. © Emma

Qui dit travail non rémunéré, dit souvent travail non considéré et invisible. Pourtant, il est essentiel : garde et éducation des enfants, hygiène du foyer, prise en charge de personnes âgées. Ces activités non valorisées financièrement ont plusieurs conséquences : elles limitent les activités rémunérées à des temps partiels pour les femmes, qui, de par leur flexibilité offrent un salaire faible. Elles cotisent donc moins pour la retraite : il n’existe actuellement pas de système de retraite domestique.

La culture : les femmes sont loin d’être représentées à parité dans la vie culturelle. Ce n’est pas par manque de potentiel, mais parce qu’elles se heurtent à de nombreux obstacles pour accéder, contribuer et participer aux différents arts. Le rapport de l’UNESCO de 2014 sur l’égalité des genres, le patrimoine et la créativité, en identifie quelques-uns, notamment des conditions de travail défavorables (contrats précaires), un accès limité aux postes à responsabilité (plafond de verre), une ségrégation entre certaines activités (mur de verre), des possibilités restreintes de formation continue et de développement de réseau, ainsi que des stéréotypes sur les rôles convenables au genre de la personne.

dans l’enseignement primaire et secondaire sont principalement des figures masculines (compositeurs, peintres, écrivains), et pourquoi celles qui constituent notre paysage contemporain suivent cette tendance (l’exemple le plus prégnant est le nombre infinitésimal de femmes cheffes d’orchestre, 4,3% dans le monde selon l’enquête menée par une revue musicale).

La sexualité : elle est d’abord conçue comme un domaine où les femmes sont soumises à la domination masculine, de nature religieuse, juridique ou sociale. La vie sexuelle et reproductive des femmes est soumise au contrôle collectif, par la réglementation du mariage, de la contraception et de l’avortement. Dès la fin du XIXe siècle, le mouvement abolitionniste de Josephine Butler s’est insurgé contre la double morale sexuelle qui permet aux hommes tous les écarts, tandis que les femmes se doivent de rester vierges jusqu’au mariage.

On peut questionner la légitimité de corps majoritairement, sinon exclusivement, masculins à décider de problématiques qui ne les concernent pas directement.

De nos jours, certaines femmes catholiques, croyantes et engagées, refusent d’accepter des normes de sexualité conjugale établies par des hommes d’Église célibataires. La violence : « La violence à l’égard des femmes existe dans la plupart des sociétés, mais elle est souvent méconnue, acceptée comme faisant partie de l’ordre des choses. » Cette phrase a été prononcée par le Directeur général de l’OMS, en 1997 : qu’en est-il aujourd’hui ?

© Amnistía Internacional España

Le HCR désigne comme violences sexuelles et sexistes « tout acte commis contre la volonté d’une personne et fondé sur les rôles différents que la société attribue aux
hommes et aux femmes et sur des relations de pouvoir inégales. » Les femmes subissent également les violences conjugales, gynécologiques, les féminicides, l’insécurité dans
l’espace public et le harcèlement.

Selon UNIFEM, au niveau international, 35 % des femmes ont été violées, battues, forcées à l’acte sexuel ou abusées du moins une fois dans leur vie. En Océanie, près de 70 % des femmes ont été victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part d’un partenaire intime au cours de leur vie.

Le traumatisme et la honte que ressentent les victimes limitent leur témoignage, et lorsqu’elles y parviennent, les cas ne sont pas toujours reconnus, ni les auteurs punis. Le mouvement #MeToo qui a émergé en 2017 afin de faire sortir les femmes victimes d’agressions et de harcèlement sexuels du silence a contribué à lancer le débat dans la sphère publique et de faire connaître l’ampleur du problème.

L’État : régissant les droits et devoirs des personnes de son territoire, c’est l’outil par excellence de la progression des droits des femmes. Rend-il toujours justice ou permet-il au patriarcat de se consolider ? Les femmes, cantonnées à la sphère privée, ont dû et doivent encore se mobiliser et se battre pour sensibiliser l’opinion et acquérir certains droits dans la sphère publique.

Les femmes se comptent sur les doigts d’une seule main. © Nikkei Asian Review

Pour l’instant, l’État bénéficie de la situation inégalitaire des femmes : le travail domestique permet des économies en matière d’équipements collectifs (garde d’enfants, aide aux personnes âgées) et de services publics (aide aux devoirs, soutien psychologique).

Faire partie des instances dirigeantes est une condition sine qua non au changement, mais l’accès aux postes qui font figure d’autorité est encore difficile. Actuellement, les femmes dirigent seulement 12 % des pays du monde. En Suisse, elles représentent moins de 20 % des effectifs de police (2016), 0,7 % des effectifs de l’armée (2017) et 15,2 % des sièges au Conseil des États (2018).


Derniers mots

Face au constat que plus de la moitié de l’humanité est confrontée à des discriminations et à des violences de manière récurrente, que ce schéma se perpétue depuis l’antiquité, et qu’il s’applique à votre mère, votre soeur, votre fille, il est fort probable que vous rejoindrez le camp de ceux qui se battent pour l’égalité des genres : les féministes. Ce combat commence par une prise de conscience du déséquilibre qui existe. Il se poursuit en promouvant une éducation, des politiques, des institutions et des activités égalitaires, inclusives et non genrées. Afin de (ré)agir de la bonne manière et de permettre l’évolution de notre société, il est utile de se souvenir de deux accords toltèques en particulier : ne pas faire de suppositions et toujours faire de son mieux. Encas de doute, osons poser la question aux personnes concernées. Grâce à ces efforts, le jour viendra où les femmes pourront se promener à n’importe quelle heure, dans la tenue de leur choix et sans peur d’être importunées, verbalement ou physiquement. J’espère connaître ce jour-là.

Pour aller plus loin :
Comment aider concrètement les femmes

© emmy·in·the·mix

Ouvrages
« King Kong Théorie » de Virginie Despentes
« Sorcières » de Mona Chollet
« Une chambre à soi » de Virginia Woolf

Articles
What can you do for women, Vice.com
3 ways in which men are victims of patriarchy, TheQuint.com
Les illustrations de Emma
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Violences gynécologiques : des témoignages glaçants, Konbini news