Non, je ne jouerai pas dans la cour des grands !

Le monde qui nous entoure se transforme petit à petit en une cour de récréation. Les couleurs primaires se multiplient, le ton familier domine, les idées simples et simplistes prennent le pas sur les concepts nuancés et les discussions constructives. Pire : la publicité en vient à nous tutoyer. Comment en est-on arrivé là ?

L’Étrange histoire de Benjamin Button

L’environnement économique, politique et culturel européen (francophone, en l’occurrence, dans cet article) est soumis à de grandes tensions depuis les années 2000. La faute ne revient pas à un seul facteur mais découle de l’accumulation de vagues de libéralisation économique, de l’assouplissement du marché du travail, de la primauté de l’intérêt individuel sur l’intérêt collectif, de l’affaiblissement de l’influence de l’Église sur la société et sur l’individu, et de l’émergence de nouvelles méthodes d’éducation (affirmative, positive) enfantine.

Personnage principal du film “L’étrange histoire de Benjamin Button” pour qui le temps se déroule à l’envers © moviepilot.de

Ce que l’on pouvait appeler « carcan » et qui, pour le meilleur et pour le pire, servait de corset comportemental, craquelle peu à peu pour laisser un individu à la colonne vertébrale fragile, livré à lui-même. Que faire dans un monde individualiste au contexte anxiogène, incertain, lorsque l’on manque de repères ? Que tout est à recréer, repenser, que la tâche est trop importante ? Un réflexe naturel et intrinsèquement humain est de revenir à un environnement rassurant et connu. Et qu’y a-t-il de plus rassurant que le retour à l’enfance ? Est-ce un réel retour ou une régression ?

Jardin d’enfants

Peu à peu, le comportement se modifie, et le « non » têtu, si difficilement dompté et neutralisé l’enfance durant, revient de plus belle, s’affirmant sous les formes suivantes :


Non à l’effort : je veux tout réussir et être le meilleur

Non à l’attente : je veux tout, tout de suite

Non aux limites : je veux tout faire, comme je le veux

Non à l’autorité : je veux être libre de faire ce que je veux.

 

L’univers se rétrécit peu à peu autour de l’individu, pour ne concerner plus que lui : ses envies, ses besoins, ses choix. L’intérêt personnel prime désormais sur l’intérêt général.

Le retour à l’enfance est le triomphe de l’individualisme.

L’écosystème économique s’est rapidement adapté à ce nouveau paradigme et en est venu à flatter, entretenir et encourager ces caprices, qui se révèlent si favorables à générer un bénéfice net aux entreprises de biens et de services. Un consommateur de type « enfant roi » qui, de plus, dispose d’une source d’argent de poche régulière et conséquente est un consommateur hautement influençable. Afin de pérenniser cette manne, comment satisfaire un enfant gâté et surtout, comment en créer de nouveaux ?

La potion magique

Pour rendre un enfant gâté heureux, il ne faut surtout pas lui dire non pour ne pas le brusquer, le frustrer. Il faut le maintenir dans un environnement sûr, simple et divertissant. Si possible, en utilisant le plus d’images et le moins de mots possible, sauf si ce sont des termes anglophones, jugés moins « austères » que leurs homologues français : par exemple fun, cool, easy, fast.

 

Offre télécom © sunrise.ch

Quant à l’acquisition des autres consommateurs potentiels, trois pistes principales se dessinent pour une infantilisation réussie :

1. Les entourer de gadgets
Un besoin est détecté, une application est créée ou une startup se lance pour y répondre instantanément. Plus besoin de réfléchir, d’entretenir sa mémoire ou d’affronter la frustration d’avoir oublié quelque chose : dopé aux algorithmes, Google vous trouve la réponse, votre téléphone vous rappelle vos réunions et anniversaires, tandis que votre montre connectée vous établit un rapport de votre sommeil et de votre activité physique.

Afin d’entretenir cette effervescence, de créer le besoin et de favoriser la compétition entre les consommateurs, des nouveaux modèles de gadgets sont constamment développés (iPhone 13 prochainement pour ne citer que lui).

2. Leur parler à la deuxième personne du singulier
Le tutoiement est de plus en plus fréquemment utilisé dans les publicités, les offres d’emploi, et pas seulement à destination de la jeune génération. Dans la langue française, le tutoiement est une invitation directe à l’utilisation du registre familier (à l’inverse de l’anglais et de l’arabe par exemple qui n’ont pas de tutoiement). Il crée à la fois une relation hiérarchique et un climat artificiel de confiance dont se délectent les entreprises pour leurs publicités et annonces de recrutement.

© Ikea


© Coca-Cola

 

 

 

 

 

Quels sont les effets escomptés ?
Fausse proximité, infantilisation, infériorisation et, potentiellement, exploitation. A titre d’exemple, le compte twitter « pigeongratuit » recense les annonces d’emploi abusives, dont celle qui suit.

©pigeongratuit, Twitter

3. Leur raconter des histoires
Les réseaux sociaux n’ont jamais été aussi remplis d’images colorées et de vidéos courtes, nouveaux vecteurs de l’infotainment (contraction d’information et d’entertainment ou divertissement). Beaucoup de vidéos présentant des entreprises ou expliquant des concepts sont accompagnées d’une bande-son très répandue rappelant fortement une chanson pour enfants (exemples pour la cuisine et le bricolage,) ou sont scénarisées avec un style enfantin (Google, easyJet).

Ces supports audio-visuels sont réputés plus « digestes » qu’un long texte, que la plupart des gens n’ont plus la patience de lire. Les publicités, publications et même certaines offres d’emploi ont un recours grandissant aux émoticônes, qui « humanisent » (ou infantilisent ?) le discours.

© RTS, LinkedIn


© Creapills, LinkedIn

On connaît le terme de « mansplaining » pour désigner la fâcheuse tendance qu’ont certains hommes de se mettre en position de supériorité lorsqu’ils expliquent un concept aux femmes. Ici, nous avons affaire à du « salesplaining » (néologisme de la rédaction), ou la position de supériorité dans laquelle se mettent les personnes s’exprimant pour convaincre leur audience ou leur vendre un produit. Il serait souhaitable que la communication commerciale juge la clientèle ainsi que les prospects à leur juste valeur et s’adresse à eux de manière à établir un lien de confiance et d’égalité, plutôt qu’un lien asymétrique de domination. C’est de cette indépendance d’esprit, de cette liberté laissée à l’individu qu’il sera possible de développer une vraie loyauté envers la marque, qui génèrera une relation durable et potentiellement même plus rentable qu’un achat compulsif partant d’un caprice.

Mot de la fin

Ces quelques paragraphes n’ont pas pour vocation de plaider pour le statu quo et de rejeter tout progrès technologique. Ils tentent néanmoins d’attirer l’attention sur les mécanismes déployés dans le but de toucher les cordes sensibles des consommateurs que nous sommes. L’activation d’une réaction émotionnelle remontant à l’enfance peut être plus ou moins justifiée selon qu’il s’agit d’appeler aux dons pour une association pour l’enfance, ou à la dépense pour l’acquisition d’un nouveau canapé. Le retour au périmètre connu du bac à sable issu du refus de jouer dans la cour des grands a pour conséquence une perte d’indépendance et de discernement. Est-ce vraiment le prix que nous sommes prêts à payer pour vivre le syndrome de Peter Pan ?

Pour aller plus loin :

https://www.rts.ch/play/radio/six-heures-neuf-heures-le-samedi/audio/le-roestigraben-du-tutoiement?id=9243976

https://www.jobcloud.ch/c/fr-ch/blog/2020/01/recrutement-quels-secteurs-tutoient-le-plus/