eL Seed est un artiste franco-tunisien qui se pose beaucoup de questions sur lui-même et sur le monde. Il utilise la sagesse des écrivains, poètes et philosophes pour transmettre des messages de paix et rappeler les points communs aux êtres humains. Son art rupestre moderne fait vivre les histoires des communautés qu’il rencontre aux quatre coins du monde. Au détour d’une visite à Genève, nous l’avons rencontré pour une interview ensoleillée.
Pour commencer, puisque les mots sont importants, pourquoi avoir choisi le pseudonyme “eL Seed” ?
Je l’ai choisi en 1998 lorsque j’’étudiais “Le Cid” de Corneille en cours de français. Je suis né et j’ai grandi à Paris et notre professeur nous expliquait que le Cid venait de l’arabe “El Sayed” qui voulait dire le maître, l’homme. J’étais jeune, je commençais à faire du graffiti à Paris, j’avais besoin d’un pseudonyme et je me disais : “je suis le maître de la rue”. C’est resté. Plus tard, j’ai changé l’orthographe. À l’époque j’écrivais “eL Scid“ parce que le S en graffiti était une lettre complexe. Dix ans plus tard j’ai choisi de changer “Scid” en “Seed“ : la graine à la recherche de ses racines.
Pourquoi avoir mis des majuscules au milieu du pseudonyme ?
Visuellement, je trouve que ça fait mieux. Un E majuscule et un petit L ça fait “Ei”, c’est bizarre ! En calligraphie arabe, il y a beaucoup de règles. Tout est conditionné par des règles et on se prétend calligraphe si on a appris la calligraphie chez un maître calligraphe qui lui-même l’a apprise chez un maître calligraphe. Je me définis pas du tout comme ça : je suis plutôt dans le courant du freestyle. Beaucoup me décrivent comme calligraphe ou calligraffiti artist, mais je pense que mon travail est plus large et plus profond que juste l’écriture. J’écris un langage visuel qui m’est propre aujourd’hui et je m’exprime à travers lui.
Ton parcours a décollé en 2012 lorsque par hasard dans ta ville natale de Gabès, tu as peint un mur du minaret de la mosquée de Jara. Pourquoi es-tu attiré par les murs, par l’extérieur ?
Quand tu peins dans l’espace public, tu démocratises l’art : tu l’amènes aux gens, contrairement aux musées ou aux galeries où tu amènes les gens à l’art. Peindre dans l’espace public crée rapidement des liens, puisque les gens sont interpellés, se posent des questions, s’approchent et tu inities des conversations qui n’auraient jamais eu lieu si ce n’était pas par l’art. Il est un moyen d’entrer dans des endroits où on ne pourrait pas autrement, parce qu’il fait appel au beau et le beau parle à l’âme. Où que l’on soit sur terre, tant qu’on est humain, on ressent des émotions et quelque chose d’esthétiquement beau nous interpelle et nous fédère.
Peindre sur un mur, est-ce pour laisser une trace ?
Aujourd’hui, j’ai beaucoup de murs qui sont éphémères. Eugène Ionesco disait : “Seul l’éphémère dure”, et toutes mes œuvres sont vouées à disparaître. J’apprécie ce point, car ce qui est intéressant c’est ce qu’on en retient. Je me définis souvent comme un collectionneur de moments : l’œuvre a été un prétexte pour créer cette relation humaine. Je ne souhaite pas rénover mes œuvres, je les ai peintes à un moment donné pour parler d’un sujet. Aujourd’hui, le sujet n’est pas obsolète, mais je suis passé à autre chose.
Ton projet “The Journey” (2019) à Ein el-Hilweh, le plus grand camp de réfugiés palestiniens au Liban, est une fresque sur plusieurs murs réalisé avec des brodeuses palestiniennes. Pourquoi l’avoir nommé ainsi, comment s’est déroulée cette expérience ?
J’avais collaboré brièvement à distance avec ce groupe de femmes artisanes qui font de la broderie palestinienne deux ans auparavant. Je voulais aller plus loin : les rencontrer, passer quelques jours à Ein el-Hilweh, et j’ai pu organiser ce voyage. L’idée était de peindre des œuvres dans le camp de réfugiés, avec les femmes qui m’aideraient dans la création des œuvres : je tracerais mes calligraphies, elles s’occuperaient du remplissage, et je ferais les finitions. Elles devaient ensuite reproduire chacune des œuvres en broderie pour les vendre. Ce sont elles qui ont inspiré le nom du projet, “رحلة” ou “le voyage” en arabe, parce qu’elles m’ont dit : “On a l’impression d’avoir voyagé pendant quelques jours à l’intérieur du camp.” Elles restent généralement dans le même quartier du camp car il y a des clans, en sortent très rarement, ou ne voyagent pas du tout. Elles ont cassé la routine en ayant une activité qui était hors du commun : peindre sur des murs c’est quelque chose qui ne se fait pas. Les murales ont été reproduites en broderie sur 1,70m et ont été ensuite vendues, ce qui a permis d’offrir un salaire à 15 personnes pendant à peu près 3 ans.
“Perception” (2016) au Caire est une composition anamorphique sur une cinquantaine de bâtiments, pour laquelle tu as reçu un prix. Tu as mis en lumière la communauté copte Zaraeeb qui collecte les déchets de la ville. Elle est cependant discriminée car leur profession n’est pas valorisée. Qu’est-ce qui t’a attiré à cet endroit-là ?
On a tous, à un moment de notre vie, été jugés par rapport à quelque chose. C’est naturel : et même si on en a été victimes, on le fait. On juge les gens en fonction d’une apparence ou d’une idée qu’on a. Je voulais parler de la perception, et comment, indirectement, on juge les gens selon ce qu’on sait d’eux, ce qu’on a entendu, sans vraiment les connaître. J’avais entendu parler de cette communauté copte qui vit en banlieue du Caire, à 25 minutes du centre ville. Elle ramasse les poubelles de la ville depuis plus de 70 ans, et a développé le système de recyclage le plus performant au monde. C’est chaotique quand on rentre dans le quartier, ça sent très mauvais. Mais en creusant petit à petit, on se rend compte que c’est parfaitement organisé, qu’il y a une hiérarchie dans la communauté, il y a une organisation dans la ville : chaque famille est allouée à une partie de la ville, et à un type de recyclage. Ils utilisent les animaux et les porcs pour recycler les déchets organiques, c’est comme ça qu’ils arrivent à atteindre un taux de recyclage de plus de 80 %. Leur nom “Zabbâlîn”, ou “les gens de la poubelle”, m’avait interpellé. Lorsqu’on est arrivés sur place, on a rencontré le prêtre qui est le leader de la communauté, qui au bout de quelques mois, a validé le projet. Il nous a ouvert les portes du quartier. Les gens au début étaient très suspicieux parce que personne de l’extérieur, à part les journalistes en quête de sensationnel, ne vient dans ce quartier-là. Nous y sommes allés avec beaucoup d’humilité, et petit à petit, les liens se sont créés. On offrait des chocolats aux enfants qui ne les acceptaient pas, ce qui nous étonnait beaucoup. On a appris que les parents leur apprennent à refuser, car la personne qui offre “en a certainement plus besoin que toi”. C’est après, quand on est devenus amis, que la barrière est tombée.
Les gens à l’époque avaient honte de dire qu’ils habitaient dans ce quartier. Maintenant, ils le décrivent en disant : “Moi je viens du quartier où la grande œuvre a été peinte.” Plus tard, un grand journal du Caire a écrit un article et au lieu d’utiliser le terme “Zabbâlîn”, il a utilisé “Zaraeeb”, qui veut dire “éleveurs de cochons”, et qui est leur vrai nom. C’est comme ça qu’ils se définissent au départ, parce que c’étaient des fermiers qui sont venus au Caire ne pouvant plus vivre de l’agriculture. Changer la perception des Cairotes sur eux, c’était fabuleux. Il est là, le succès du projet.
C‘est toi qui choisis le lieu où tu interviens, ou c’est lui qui te choisit ?
Je pense que c’est les deux. Il y a quatre niveaux dans mes projets. D’abord le thème, ensuite le lieu, la création esthétique. Puis le message, car je travaille avec, je l’écris ou je le dessine. Il est important pour moi que le message soit pertinent et qu’il soit connecté à la communauté. Quand j’étais en Egypte, j’ai utilisé une citation d’un évêque copte du IVᵉ siècle qui avait dit : “Quiconque veut voir la lumière du soleil se doit de s’essuyer les yeux.” Ça m’a permis de convaincre le prêtre et toute la communauté pour faire mon projet. Là je suis à Genève, on installe une sculpture qui parle de partage, d’équilibre et Rousseau qui est né ici, a parlé de cela à l’époque. Il n’y a pas de coïncidences, j’ai l’impression qu’on est tous connectés et je me dis que je vais peut-être dire un truc que quelqu’un va utiliser dans trois siècles !
Tu veux laisser une trace mais pas trop, car tu ne signes pas tes œuvres !
Pendant très longtemps, j’avais ce désir de laisser une trace, c’est un héritage du graffiti. Mais je me suis rendu compte que je voulais changer le monde, les gens, et que petit à petit, ce sont eux qui laissent une trace dans ma vie.
Le traceur tracé ?!
Exactement. Les gens que j’ai voulu mettre en lumière ont laissé une trace en moi. C’est pour cela que je me pose beaucoup de questions sur moi-même et sur le monde : en allant dans certains endroits, on réalise plein de choses sur soi. On comprend notre condition humaine et on la voit d’une façon complètement différente après avoir passé quelques semaines avec des gens qui ne demandent rien et qui font preuve de beaucoup de résilience. L’œuvre ne m’appartient plus une fois que j’ai terminé de la faire, elle appartient à l’espace public. Le fait de la signer, c’est me dire je m’approprie quelque chose : une partie de votre quartier, de votre endroit, alors que ça ne m’appartient pas.
Souhaites-tu recommander un ouvrage, un film, un podcast qui t’a touché, parlé, aidé ?
Le livre d’Amin Maalouf, “Les identités meurtrières”, peut aider beaucoup de personnes qui vivent une crise identitaire. L’identité, ce sont en fait plusieurs niveaux qui se manifestent en fonction du contexte dans lequel on est. Il y a aussi un épisode de podcast (“Unreasonable hospitality” – The Next Big Idea) avec un manager de restaurant aux Etats-Unis qui disait : “Offrez toujours ce que les gens n’attendent pas.” Ça m’a motivé, ça m’a inspiré dans le sens où en tant qu’artiste je vais toujours essayer de proposer quelque chose que les gens n’attendent pas non plus. Il faut aller au-delà de ses limites, de sa zone de confort !
“Les fruits sont à tous et la terre n’est à personne”. Cette citation de Rousseau qui a inspiré l’œuvre genevoise d’eL Seed résume bien son état d’esprit. Que cette graine de sagesse puisse germer en nous !
Suivez eL Seed sur Instagram, son site web et retrouvez son œuvre à Genève. Cette interview a été révisée par souci de longueur et de clarté. Photo principale : © eL Seed